La plainte, je la vois venir à des kilomètres. La sempiternelle plainte de ma mère a suffisamment résonné en moi pour que je lui donne une consistance stratégique. Car oui, la plainte est stratégique. Elle sert à se rendre audible auprès des proches, famille ou collègues, managers, etc.
Tellement accablés, les plaignants se serviraient de la plainte pour s’exprimer et espérer une certaine dose d’attention. Mais quel choix réel les plaignants donnent-ils à leurs interlocuteurs ? En réalité, aucun. La plainte s’impose, elle force le passage abusivement.
La plainte est puissante parce qu’elle demande grâce. Elle épargne. Elle rend excusable. Elle dit : » je suis tellement accablé(e), que je vous remercie de ne pas me fustiger davantage « . Oui, la plainte est extrêmement efficace car personne ne pourrait se supporter en train de tirer sur une ambulance. On ne flagelle pas quelqu’un qui se fustige tellement, qui se montre si démuni, qui se sent si diminué.
Oui, la plainte est stratégique quand elle est répétitive, quand elle constitue un mode opératoire d’expression et qu’elle produit les effets escomptés : une attention, voire une mobilisation exclusive de l’Autre. Elle fait passer au premier plan, elle ne cesse d’ailleurs que lorsque l’Autre a donné de son temps, de sa personne.
Et, de ce fait, la plainte est contagieuse : celui qui a répondu à la plainte devient, à son tour, le plaignant. Il se plaint d’avoir accordé du temps, de l’importance et de l’énergie à la plainte de l’Autre. La boucle est bouclée quand l’abusé se plaint de sa condition, de son infortune, de son esclavage à, tout le temps, produire à la place de son plaignant. Un puits sans fond, c’est dire l’efficacité de la plainte.
Un patient, dont je remercie la prise de conscience, a érigé sa plainte en système. Il s’est enfermé dedans. Pendant des décennies. Grâce à son expérience, il peut affirmer de manière incontestable que la plainte rend excusable mais ne contribue pas au bonheur. Il est passé à côté de son système managérial, de sa femme, de ses enfants, de ses perspectives, tant sa plainte a occupé l’espace. D’où l’idée que la plainte soit un stratagème manipulatoire. C’est lui qui m’a mis la puce à l’oreille : il disait de manière répétitive qu’il assumait tout, tout le temps. Assumer. Que voulait-il dire par là ? Tout est partir d’une histoire, comme d’habitude, banale, tirée du quotidien :
- Quand les beaux jours arrivent, je sais que je dois tondre la pelouse.
- Ah oui ? Je n’ai pas de pelouse à tondre, racontez-moi.
- Si je ne le fais pas, personne ne s’y colle.
- C’est un problème de tondre la pelouse ?
- Mon terrain fait 1200 mètres carrés. Sans compter les massifs qu’il faut tailler. Ça me prend, au bas mot, trois à quatre heures le samedi.
- Ah quand même. Mais, c’est bien vous qui avez acheté cette maison avec ce beau jardin, n’est-ce pas ?
- Oui, en effet.
- Le problème de la pelouse à tondre était-il aisément prévisible ?
- Oui, bien sûr, mais je la tonds la pelouse ! Je l’assume !
- Pas du tout, vous supportez de la tondre (mal, de surcroît), vous ne l’ » assumez » pas, la nuance est importante. Vous auriez assumé pleinement si vous aviez consenti avec joie à consacrer le temps nécessaire à l’entretien de ce jardin. Vous » n’assumez » pas, vous subissez.
Assumer, pour lui, signifie » accepter de porter la charge « , en être « contraint « . Donc, contrarié, seul face à l’inertie d’Autrui. Je fais remarquer alors à mon patient que, pour moi, » assumer » c’est d’abord » consentir » avec consentement et contentement. Sans consentement, pas de joie. Sans joie, pas de bonheur.
- Que faire alors ? Je devrais aimer tondre la pelouse, aimer que ça revienne toutes les semaines sous peine de recevoir les reproches de ma femme et peu importe le temps que ça me prend ?
- Oui ou alors assumer vraiment : engager un jardinier ou… acheter un mouton qui se régalera de votre pelouse !
Assumer, c’est consentir avec joie, pas souffrir et se plaindre. Cessons l’ambiguïté.
A bientôt,