De tous les vœux de bonne année que j’ai pu entendre et recevoir en ce début 2019, je retiens la santé. Ça peut servir !
Mais je m’interroge sur ce « Bonne et heureuse année ». Cette croyance en l’amour et la réussite… Ce que l’on espère sempiternellement pour soi et pour chacun, chaque mois de janvier.
Or, cela fait belle lurette que j’en ai fini de l’amour et de la réussite. Non que j’en sois privée, bien au contraire. Je m’en estime richement dotée. Je me suis créée ma vie et m’en trouve comblée. Je souhaite cependant que l’on cesse de considérer l’amour et la réussite comme des critères, les vrais, les seuls qui vaudraient la peine de mener une quête existentielle.
L’amour et la réussite sont illusion. Des faux-semblants, des leurres, des pièges. Ils détournent notre attention du véritable sujet, ils nous appellent vers un hypothétique succès, souvent fantasmé. Ils nous abusent en nous poussant dans les bras de celui ou celle qui nous paraît pourtant le partenaire providentiel. Il faut dire que l’officialisation du couple, la constitution de la famille, la signature au bas d’un contrat, apparaissent comme des moments que l’on a tellement attendus. Et depuis tellement longtemps ! Il serait normal d’en jouir enfin et d’en profiter vite !
Moi, j’y vois le risque de n’étudier la situation que de manière superficielle, au cas où gratter un peu plus ferait apparaître des failles qui viendraient contrarier nos perspectives d’amour et de réussite immédiates. Donc, ce qui nous tombe dessus, on s’en contente, on l’enjolive. Ce sont des étapes rassurantes destinées à nous prouver que nous avançons dans la vie. Nous nous convainquons de gravir la dernière marche. Ils viennent apaiser nos angoisses par une reconnaissance légitime. Mais avons-nous bien choisi ce partenaire, ce manager, ce projet ? Sur la base de quelle réflexion ?
Pour atteindre ces objectifs coûte que coûte, nous mobilisons toute notre énergie. On mouille la chemise, on va danser, boire un coup, susciter la rencontre de celui ou celle qui nous conduirait à l’amour ou la réussite. Un verre à la main, un déhanché, une cigarette et un bon mot, voilà la panoplie du parfait imposteur dont l’ambition se réduit à faire croire qu’il est sûr de son fait, sûr de son pouvoir d’intégration au groupe et aux décryptages sociétaux. Hommes et femmes autant les uns que les autres s’adonnent à ce type de pratique. Grâce à cet Aitre que l’on se doit de conquérir, nous pourrions nous ressentir dans cette puissance d’accomplissement d’aimer et d’être aimés, d’adopter et d’être adoptés, de réussir et de se mettre en sécurité. Même cas de figure dans la sphère professionnelle, on s’empare de dossiers ou d’un poste, on se montre sérieux, attentifs et déterminés, on travaille dans l’espoir d’être appréciés. Parfois en vain et nous nous retrouvons abusés, trahis, injustement traités.
Le cas d’Eddy M.
Pour illustrer mon propos, je voudrais vous parler d’Eddy M. , 42 ans. Riche, beau et puissant. Il monte des sociétés, les optimise, les démonte et les revend. Un magicien qui sait comment marche le monde des affaires tant il en comprend les rouages. Comme un poisson dans l’eau des marchés émergents, il navigue entre les continents, prend l’avion comme d’autres le métro et passe ses soirées sur des rooftops bruxellois.
Aujourd’hui en Belgique, demain à New York ou Sidney, Eddy M. se lasse pourtant vite, des lieux, des projets, des tendances du moment. Seules capables de lui rendre le sourire, ses conquêtes féminines. Elles sont une assurance vie. Dans leurs bras, il existe, s’anime, s’enhardit aussi.
- Je suis du genre speed.
- Speed ? Vous voulez dire toujours en mouvement ? Comme quand un clou chasse toujours l’autre ?
- (Rires) Hahaha ! Une poignée entière de clous dans chaque main, plutôt.
- Très occupé, toujours sur répondeur, sans heure fixe de repas, de sommeil et sans contrôle dentaire annuel ?
- (Encore rires) Oui ! C’est ça. Le temps de rien.
- Quel étourdissement ! Comment fait votre entourage pour vous suivre ?
- Il ne me suit pas. Je n’ai pas d’entourage.
En effet, pas d’entourage suffisamment ressenti. Ultra autonome, Eddy M. fait tout, tout seul, depuis des années-lumière et s’accompagne surtout de lui-même. Il dit cependant avoir « plein d’amis ». Sans doute, les rooftops sont-ils remplis d’amis.
Surdiplômé, il a tout de suite roulé sa bosse et entamer sa carrière au bout de la Terre, cherchant par là à mettre en bonne distance son père. Ce père septuagénaire, qui s’interroge encore sur les raisons pour lesquelles il n’est pas encore grand-père, ignorant ainsi qu’il fait lui-même partie du problème. Car pour qu’Eddy M. parvienne à devenir parent à son tour, il lui faudrait s’inventer à partir d’un modèle paternel difficile à dupliquer.
Eddy a dû s’adapter à des parents qui déménagent à tour de bras. Comment pouvaient-ils devenir structurants dans cette constante instabilité, avec un nouveau port d’attache tous les trois ans et la nécessité de ne pas s’attacher pour ne pas souffrir de la perte ? Alors, Eddy M., comme quand il était petit, se gargarise de luxe au gré de ses séjours fugaces d’une capitale à l’autre. Il fréquente « de belles et grandes maisons chics », aime celle qui passe par là, puis rompt, sans amertume. D’un revers de main. Puis s’en attriste, puis se console dans les bras d’une autre et recommence, etc. Des cycles infernaux dont il n’a aucunement conscience de l’origine mais qu’il reconnaît volontiers. Seul, il est mal. Avec, il souffre. Ne pouvoir être ni en couple, ni célibataire, voilà la quadrature de son cercle.
L’argent, les belles bagnoles et les filles, les soirées, les « dancings », rien ne parvient à le dérider réellement et, surtout, durablement.
Alors, Eddy M. me raconte ses déboires et ses nuits sans lendemain. Versatile au point de se contredire parfois lui-même, il change d’avis comme de tailleur sur mesure. À croire qu’il redoute d’être piégé.
- J’arrive dans une soirée, je repère, je séduis.
Oui, il a cette façon assez triviale de parler.
- Ça marche à tous les coups ?
- C’est facile.
- Drôle de point de vue sur les femmes…
- Oh, vous savez, elles savent très bien ce qu’elles font.
- Que diriez-vous qu’elles font justement avec vous ?
- Elles abusent, c’est clair. Vous savez ce qu’elles attendent de moi ?
- Qu’attendent-elles de vous ?
- Mais, le mariage !
En l’occurrence, qui abuse qui ? Celui qui, dans sa fausse image de lui-même, axe stratégie de conquête dans un rapport de force voué à l’échec ou celle qui comprend trop vite que cet homme-là ne pourra jamais l’aimer vraiment. Il y a de l’imposture dans l’air : celui qui ne peut s’attacher est bien celui qui est le moins libre, le plus dépendant d’un sourire, d’un regard ou d’une caresse.
C’est que, à vrai dire, des caresses il en a reçu fort peu, Eddy M. Maman décédée prématurément, il a grandi dans les bras de la nourrice historique, au service de la famille depuis longtemps. Une intendante appliquée, dévouée, fiable mais peu affective. Attentive autant que froide, elle appréciait de pouvoir poser ce bébé « n’importe où » et de le voir « si sage », « tellement sage ». C’est ce qu’elle disait au père à son retour, le soir. Eddy M. était sage au point qu’elle s’autorisait à sortir faire une « petite course », descendre au garage, monter dans les étages pour faire le ménage. Eddy M. jouait gentiment, imperturbable, trônant au milieu de ses petites voitures et d’innombrables jeux d’éveil, de livres et petits instruments de musique. L’enfant ne bronchait pas, ne pleurait pas, ne réclamait pas. Il fixait un jouet, l’explorait sous toutes ses coutures, le testait et le délaissait finalement au profit d’un autre. À l’infini. Il mangeait bien, étudiait bien, dormait bien, vivait bien. Tout allait bien et son père ne pouvait que se féliciter que tout roule comme sur des roulettes. Le petit apportait largement au père de quoi être soulagé. Cela pourrait passer pour du bonheur, conquis malgré les vicissitudes de la vie.
Et tout roulait, en effet, en surface, en façade. Une vitrine du bien pensant. Pas de quoi s’inquiéter. Pas de quoi s’interroger. Et en grandissant, Eddy M. ravissait son entourage par sa grande autonomie. Une carrière bien menée, un sens du risque financier assez affiné et un pouvoir d’achat en augmentation exponentielle.
S’insinuant discrètement en lui, le pire est arrivé : une incapacité totale de se projeter dans une relation de qualité. Dès qu’une femme, professeure, épicière, amie, collègue ou associée, se montrait aux petits soins, il prenait de la distance, à la fois attiré et entravé, dans une dualité intérieure irrépressible. Une négociation inconsciente s’engageait alors intérieurement au point de lui faire renoncer aux maintes opportunités de fondation d’un couple. Il nageait dans l’amour et l’opulence, sans pour autant savoir les retenir et les apprécier. Il les auto-sabotait.
L’amour et la réussite représentent des enjeux sociétaux obsessionnels pour certains. Leur absence de nos vies les rendrait suspects et les plongerait dans des angoisses irrépressibles. Ce sont des spectres. Mais, que craindraient-ils sans l’amour et la réussite ? Le rejet ? L’opprobre ? L’indifférence ? La solitude. Être seul et désespéré(e), dans une errance cosmique. Être démuni de tout, ne rien valoir, ne rien mériter. Notre estime de nous en est l’enjeu et l’objet.
L’amour et la réussite, c’est ce Graal existentiel sans lequel nous ne serions que portion congrue et dont la quête s’impose à nous dès notre conditionnement éducatif, scolaire, personnel, familial, transgénérationnel, sportif, associatif, culturel, professionnel, etc. Il n’est pas une sphère de nos existences qui échapperait à cette obligation de résultat.
Le bon critère
Pourtant, il semble établi depuis longtemps que ni l’amour ni la réussite n’ont garanti la paix, la tranquillité, la sérénité. Aucun des deux n’est porteur d’un bonheur assuré. Si l’amour peut être torturé, créer des rivalités et des rapports de force, si la réussite peut engendrer la faillite, la jalousie, le sentiment de supériorité, ni l’un ni l’autre ne valent de s’évertuer à les traquer.
Le débat se situe ailleurs car je ne compte plus les couples qui se sont aimés et qui se déchirent. Je sais trop combien les parvenus souffrent du sentiment d’imposture du fait d’un compte en banque bien garni additionné d’une incapacité à se sentir légitimes dans un monde de luxe et de codes sociaux.
L’amour et la réussite sont cosmétiques et la posture qu’ils exigent crée toujours l’imposture. La posture crée l’imposture : à ressembler à ce que l’on n’est pas, on triche, dans un mensonge à soi-même totalement dénié. Ce faux-self, engendré par une faille narcissique, une défaillance intérieure de l’estime de soi, nous pousse à nous comporter tels que nous voudrions être vus, séduisants, attirants, validés. Nous tentons de convaincre l’Autre de notre affirmation de soi. Et ça marche souvent, d’ailleurs, l’autre aimant à croire que ce qu’il voit est réel. L’illusion est donc double. Se donner des airs de ce que l’on n’est pas s’avère dangereux, à terme.
Amour et réussite ne peuvent nous suffire en tant que critères. Cherchons plutôt ailleurs. Cherchons ce qui produit du bonheur. Cherchons à être et rendre heureux. Voilà qui est plus tangible, plus concret. Ce sentiment de plénitude indicible, cette béatitude qui fait sourire pour rien. Cette impression rassurante qu’on a fait les bons choix et qu’on peut les revendiquer.
Oui, voilà ce qui me convainc davantage : tirer les leçons de nos expériences et avancer vers l’étape suivante, ne pas rester, ne pas faire de sur-place, ne pas stagner. Avancer, toujours, même au prix d’une rupture… S’ouvrir à une autre rencontre, potentiellement plus positive.
De même, ne plus s’accrocher à l’argent amassé, au risque d’incarner un porte-monnaie aux yeux des proches que l’on assujettit à une dette permanente.
L’estime de soi dépend de notre capacité à s’autoriser le bonheur et à le produire. A le répandre ou le saupoudrer. Le vivre, en tous cas.
Ce qui produit du bonheur rend libre, autonome.
Ce qui produit du bonheur vient de soi, dans notre meilleure version de nous-mêmes et en réciprocité de l’Autre, dans la même intention. Nos comportements et nos actes deviennent plus authentiques, plus intentionnels, plus inspirants.
Ce qui produit du bonheur créé la relation à l’Autre de qualité, elle devient contributive, proactive, fertile.
Amour et réussite ne sont vraiment pas des critères suffisants. Ce qui compte, c’est ce qui produit du bonheur. De soi, de l’Autre, des deux. Comment réussit-on à produire du bonheur ? Selon moi, dans une logique d’attachement. J’y reviendrai.
Bonne année 2019 en perspective.
Bon bonheur.