J’espère parvenir à vous démontrer la puissance de la psychanalyse dans cette histoire de doigts coincés dans une portière. Démontrer, parfois, fait partie de ma pratique. Avec certains patients, il est préférable d’argumenter, de rester logique. Avec cette patiente-là, Véronique C., je sais qu’il me faudra être très rationnelle, précise, pour créer en elle une prise de conscience des conséquences psychosomatiques de ses actes. Car, quand Véronique C. veut exprimer quelque chose, c’est par son corps qu’elle le dit. Et ça, depuis longtemps.
Si elle se montre fatiguée, c’est qu’elle préfère rester seule. Un mal de tête ? Classique, elle repousse une sollicitation conjugale. Un énervement ? Ses proches comprennent intuitivement que ce n’est pas le moment pour…
Véronique C. s’économise ainsi beaucoup de justifications orales. Tout le monde la comprend et s’ajuste à son positionnement. C’est comme ça, chez Véronique C.
Cela ressemble donc à une stratégie de protection domestique, avec mari et enfants, stratégie que chacun cultive donc avec le plus grand soin. Véronique C. a réussi ce tour de force d’induire à son entourage un type de réactions et de comportements adapté à ses besoins psychiques à elle. Et ce, de manière tout à fait inconsciente. Grâce à l’usage efficace de la plainte (voir ma précédente publication La plainte stratégique), Véronique C. obtient l’impact souhaité et fait entendre ses messages subliminaux.
Je croise donc les doigts car, dans cette histoire, il s’agit bien de doigts. De ceux qui se sont coincés dans une portière de minibus. Broyés, meurtris. Le coup a été violent, perpétré par une collègue « qui n’avait pas vu ». Un «vlan » sur la main droite de Véronique C. qui préfère prendre les devants (me connaissant) en disant :
- Mais c’est quand même pas de ma faute !
- Bien sûr que ce n’est pas de votre faute. D’ailleurs, qui parle de faute ?
Lors d’un déplacement professionnel, Véronique C. (ou plutôt son inconscient) voit en cet accident une opportunité historique d’exprimer un besoin non assouvi depuis longtemps. Un peu de dramaturgie dans tout ça fera le nécessaire pour qu’elle s’en sorte grande gagnante.
- Quel a été, dans ces circonstances, le plus beau bénéfice pour vous ?
Véronique C. se montre tout à fait interloquée de ma question. J’ai conscience qu’elle est abrupte).
- Un bénéfice ? Vous rigolez, j’espère ? J’ai souffert le martyre !
- Allez, dis-je, je fais le pari que nous allons trouver en quoi cet accident est providentiel et ce que vous exprimez au travers de votre blessure à la main droite.
- Je ne vois vraiment pas de quoi vous voulez parler.
- J’imagine qu’après vos soins, vous n’avez pas pu faire tout ce qui était prévu.
- Ah ben ça, c’est sûr !
Et c’est là que je dois proposer une gestuelle adaptée à la circonstance. Avec ma main brandie, je poursuis :
- Vous avez donc « cédé la main ».
- J’ai cédé la main ? Comment ça ?
- Oui, vous avez laissé faire les autres, monter votre stand lors de ce salon professionnel, porter les caisses, les cartons, arranger les comptoirs…
- Ah mais j’ai quand même tenu à être là ! Mon patron m’a proposé de rester à l’hôtel pour me reposer, j’ai dit « non, pas question, je ne déserte pas ! ».
- Donc, là, vous avez pu lui faire la démonstration de votre loyauté. Et vous avez trouvé un bon moyen de vous rendre utile.
- En fait, j’ai orchestré l’installation du stand.
- En donnant des ordres de-ci de-là ?
- Ben, au moins, je servais à quelque chose. C’était ma façon d’aider !
- Oui, absolument. Votre façon aussi de montrer que les « petites mains », ce sont désormais les autres et non vous. Ne m’avez-vous pas dit précédemment combien vous souhaitiez être entendue dans votre demande de promotion ? Vous avez donc « cédé la main » -vous l’avez rendue inopérante- pour ne plus être considérée comme une « petite main » éternelle. La question qui se pose est : avez-vous enfin été entendue ?
- Oh oui alors ! Mon patron m’a félicitée et m’a même présentée au directeur général comme un « grand atout pour notre équipe ».
- Belle réussite, bravo. En rendant votre main et vos doigts inopérants, vous concourez à exprimer des besoins importants pour vous. C’est un langage.
- Oui mais, je n’ai quand même pas fait exprès de me coincer les doigts dans la portière ! Ha ! (Elle dit ça comme si elle voulait me coincer à son tour).
- Disons que vous avez saisi l’occasion. Il n’y a jamais de hasard, il y a plutôt de bons concours de circonstances, dont l’inconscient se saisit pour en faire ses choux gras.
Véronique C. comprend le stratagème intérieur. D’ailleurs, cette collègue qui a prit si peu soin d’elle en claquant la portière du minibus de manière insouciante, n’exprimerait-elle pas aussi par ce geste une certaine rivalité et, peut-être, une vieille rancœur à l’égard de ma patiente. Là aussi, on pourrait y voir une intention cachée. Et pour que le sacrifice de ses doigts ne soit pas vain, il faudrait que les compliments de son patron se traduisent par la promotion tant convoitée et une augmentation correspondante.
- Toute peine mérite salaire, dis-je.
- Ben, c’est la moindre des choses, me répond-elle en souriant.
Et quelle conclusion à tous ses déboires croyez-vous que Véronique C. me lance :
- Finalement, tout c’est très bien passé !
Et oui, avec deux doigts broyés, un risque d’intervention chirurgicale en urgence et une incommensurable douleur… « Tout s’est très bien passé ».
CQFD. Mais je n’ai rien inventé : Freud appelait déjà ça un acte manqué.
A bientôt